A Epenoy, un terroir laitier dynamique

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LECTURE DE PAYSAGE

Pascal BERION, Maître de conférences en Aménagement de l’espace et urbanisme. Laboratoire ThéMA UMR CNRS 6049 Université de Franche-Comté.

La fruitière d’Epenoy est une coopérative robuste par sa taille et son nombre de producteurs. Vingt-cinq exploitations confient leur lait à cette fromagerie. Les fermes de taille moyenne (moins de 100 ha) valorisent 2 100 ha de surfaces agricoles, essentiellement des prairies naturelles situées entre 650 et 750 mètres d’altitude. Le bassin de collecte de la fruitière est peu étendu, il est centré sur les communes d’Epenoy (8 fermes), Etray (7) et les villages du voisinage immédiat à savoir Adam-les-Vercel, Longechaux, Rantechaux, Valdahon, Vercel et Guyans-Durnes.

Toutes les exploitations participent de la même unité agro-paysagère. Les finages du terroir de la fruitière d’Epenoy appartiennent à la partie supérieure des premiers plateaux du massif du Jura et plus précisément au plateau d’Ornans et de Vercel. Cet ensemble se déploie sur une épaisse dalle calcaire formée il y a 150 millions d’années au Kimméridgien (Jurassique supérieur). La surface du plateau n’est pas régulière, l’ensemble présente des ondulations causées par une puissante érosion karstique œuvrant depuis plusieurs millions d’années. Aucun cours d’eau permanent n’est actif. Seul un ruisseau temporaire s’observe entre Epenoy et Etray. Il finit par se perdre dans les anfractuosités du plateau à l’étang de la Lièse au Valdahon après avoir creusé un vallon profond d’une trentaine de mètres. La photographie aérienne établie par l’IGN durant la puissante sécheresse de l’été 2022 révèle la localisation des éléments associés à l’érosion karstique (l’eau de pluie se transforme en acide carbonique au contact du gaz carbonique contenu dans le sol). Dans un parcellaire de prairies jaunies par défaut d’eau après la fenaison et les premiers regains, des lignes et des petites tâches circulaires vertes soulignent les diaclases et les dolines par lesquelles l’eau s’infiltre et dans lesquelles s’accumulent des argiles dites de décalcification. En ces endroits, le sol est plus profond et les plantes ont pu profiter de quelques modestes réserves supplémentaires en eau pour maintenir leur photosynthèse.

Trois failles prolongent la cassure du « décrochement de Pontarlier »

Ce plateau est par ailleurs fracturé par une, puis deux failles orientées nord-sud. Elles constituent la forme atténuée du puissant décrochement de Pontarlier qui tronçonne le massif du Jura. Elles occasionnent des désordres locaux du relief et suscitent une élévation de ce dernier à hauteur des Granges d’Epenoy (le Grand Bois), laquelle se prolonge vers le nord et le Mont de Vercel. Il ne s’agit pas exactement d’un faisceau dans la mesure où les couches géologiques ne sont pas plissées, mais d’un escarpement causé par les fractures issues des mouvements tectoniques par lesquels le massif du Jura a pris forme. Cet ensemble domine le plateau d’une cinquantaine de mètres, ses points hauts culminent aux environs de 800 mètres.

Une terre laitière depuis 200 ans

Ici la spécialisation laitière et l’installation des fruitières se sont opérées au cours de la première moitié du XIXème siècle. Auparavant, les finages étaient voués aux cultures, à la production de viande et à l’élevage de chevaux dont l’économie de l’époque et les armées avaient grand besoin. L’installation des fromageries s’opère rapidement. En 1841, et pour les villages des producteurs actuels d’Epenoy, il est dénombré 10 fromageries valorisant en tout 520 000 litres. Il est indiqué que les deux fromageries d’Epenoy ont été établies en 1807 et 1830 et celle d’Etray en 1838. En 1851, les fruitières ont valorisé le lait de 628 vaches et produit 57 tonnes de fromages vendus à 90 centimes le kilo. En 1866, le nombre de vaches a augmenté, il passe à 678 mais le prix du fromage s’est effondré, il n’est plus que de 60 centimes le kilo en raison de la suppression des droits de douane qui pesaient avant sur l’importation de fromages élaborés en Suisse. La crise économique est sévère et conduit les fruitières soit à fermer, soit à se structurer et à passer au système dit du « grand carnet » : les fromages sont vendus par la coopérative et non par chaque sociétaire au prorata de ses apports selon l’antique système dit du « tour ». En 1929, sont dénombrées des fromageries à Epenoy, Etray, Guyans-Durnes, Longechaux, Valdahon et Vercel. Elles sont au nombre de sept pour 3,46 millions de litres de lait. Celle d’Epenoy, avec 900 000 litres transformés, est la plus importante du secteur. Ces ateliers produisent essentiellement du gruyère.

Un paysage avec de nombreuses haies dans les parcelles aux sols superficiels

La comparaison des photographies aériennes de 1956 et de 2022 permet d’observer des transformations conséquentes de l’utilisation du sol et des paysages du terroir d’Epenoy. Tout d’abord, sur le plan agricole, le système de champs ouverts (dit aussi d’openfield ou de champagne) en lanières étroites et allongées de 10 à 20 ares se mue en une mosaïque de parcelles de 4 à 5 ha. Les fermes construisent de nouveaux hangars en bordure ou en dehors du village pour loger le bétail dans des stabulations lumineuses et confortables. Ensuite, les haies sont nombreuses là où les sols sont peu épais sur la roche mère. Sous l’effet de l’érosion, des pierres se détachent et finissent par affleurer. Patiemment, durant des générations, les agriculteurs les ont enlevées et déposées sur les limites de leurs parcelles. En 1956, les haies sont rases, la main d’œuvre agricole plus importante et la petitesse des exploitations conduisent à ne pas les laisser prendre de l’ampleur. Aujourd’hui, elles sont plus fournies et comptent de nombreux arbres de grande dimension qui offrent le gîte et le couvert aux oiseaux. Enfin, le village d’Epenoy s’est agrandi et étiré de façon ordonnée vers le nord en direction de la route reliant Le Valdahon à Morteau (dite aussi route des Microtechniques). L’habitat pavillonnaire et des entreprises se sont progressivement installées sur cette portion de la commune.

Adapter le système aux changements du climat

Les paysages du terroir d’Epenoy et des environs sont façonnés pour et par l’élevage de bovins laitiers. Les prairies de fauche se partagent avec quelques cultures les parcelles les plus fertiles et mécanisables. Les pâtures, notamment celles des génisses se placent dans les écarts et les secteurs aux sols moins commodes là où les pierres affleurent. L’actuel système de production est sans doute aujourd’hui à son optimum. Avec environ 3 500 litres de lait produits par hectare, les potentialités du milieu sont pleinement exploitées. Ici, il tombe normalement 1 300 mm de pluie par année dont la moitié durant la période utile au développement de la végétation. Cela est heureux puisque les sols stockent peu d’eau. Mais cet équilibre est actuellement bouleversé par les transformations du climat. Les informations de la station Météo France d’Epenoy révèlent que durant l’été 2022, il a fallu attendre 53 jours pour bénéficier d’une pluie de plus de 20 mm ! En 2023, elles indiquent que plus de 600 mm sont tombés entre le 20 octobre et le 20 décembre alors même qu’il n’a été reçu que 100 mm de pluie entre le 6 août et le 19 octobre. L’irrégularité des précipitations est source de deux difficultés qu’il convient de surmonter. La première concerne la pousse de l’herbe et par-delà la disponibilité en fourrages. Les sécheresses sévissent maintenant presque deux années sur trois. Aussi, pour faire face, il devient nécessaire de bien stocker les fourrages lorsqu’ils sont abondants comme cela est le cas en 2023. Il faut aussi contenir le nombre de bouches à nourrir en limitant les animaux improductifs ou en surnombre dans les troupeaux. A cette difficulté s’en ajoute une autre mise en avant par le programme de recherche Nutrikarst qui parle à son égard de « paradoxe jurassien ». Le système agricole est extensif, il est vertueux dans les importants efforts qu’il consent pour stocker et épandre à bon escient les effluents d’élevage mais pour autant, la dégradation de la qualité des eaux des rivières karstiques que sont la Loue et le Dessoubre ne s’estompe pas. Une cause en est l’irrégularité des précipitations qui affaiblit les débits des rivières. Les éleveurs du terroir d’Epenoy, comme leurs confrères des plateaux voisins du Doubs et du Jura sont en première ligne face à ces changements. Heureusement, ils disposent d’un système de production fromager solide grâce auquel ils pourront dégager les moyens matériels et immatériels dont ils ont besoin pour l’adapter et le transmettre malgré l’adversité climatique.

Les finages et les villages d’Etray et d’Epenoy entre 1956 et 2020 (source : IGN Remonter le temps) Extension des constructions, remembrement, densification des haies entre 1956 et 2020 à Epenoy (source : IGN Remonter le temps)

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