Par Pascal Bérion
Maître de conférences en Aménagement de l’espace et urbanisme
Université Marie et Louis Pasteur (Besançon) / Laboratoire ThéMA UMR CNRS 6049
Le terroir de la fruitière de Valoreille-Fleurey se localise dans la partie nord de l’aire d’appellation Comté dans le département du Doubs. Il se compose des finages de Fleurey, Froidevaux, Valoreille et des Terres de Chaux (commune créée en 1969 par la fusion des villages de Châtillon-sous-Maîche, Chaux-les-Châtillon, Courcelles-les-Châtillon et Neuvier).
Situé à l’écart des principaux axes de circulation, il s’organise sous la forme de petits villages et de fermes dispersées. Il s’agit d’un espace à faible densité de population (420 habitants pour 32 km2, soit 13 habitants par km2). Cependant, un renouveau démographique s’y observe. La population, après avoir constamment diminuée jusqu’à la fin des années 1990, croît de nouveau. En 20 ans, elle a augmenté de 70 habitants (soit 1/5 de la population).
Ce regain s’explique par deux raisons. La première est sans doute la proximité des bassins d’emplois de Montbéliard, de Maîche-Le Russey et de la Suisse voisine. La seconde est, sans conteste, la prospérité de l’agriculture fondée sur la valorisation du lait en fromages d’AOP Comté et Morbier. Cela a permis un remarquable renouvellement des exploitations et le maintien d’une densité élevée de fermes. Cette contribution de l’agriculture et de l’élevage au développement, et plus simplement à la vie du territoire, doit être soulignée. Elle est souvent négligée dans les analyses. Or, ici, l’agriculture procure des emplois (28 agriculteurs pour 18 fermes) et ses investissements, tant dans les fermes que dans la fruitière, profitent à l’ensemble de l’économie locale. Nous avons là l’illustration concrète de ce que, sur le plan académique, nous appelons « la rente territoriale » issue de la valeur ajoutée produite par les AOP fromagères du massif du Jura.
Un paysage protégé par l’exigence des AOP
L’observation comparée de photographies aériennes entre 1958 et 2023 consolide ces constats :
- Il y apparaît tout d’abord que le développement de l’habitat pavillonnaire est réel mais raisonnable, en ce sens qu’il s’organise dans la continuité des villages, en lieu et place des vergers attenants au bâti. Par conséquent, il limite les contraintes de voisinage avec les fermes en activité ;
- Ensuite, l’espace agricole s’est transformé sous l’action de deux processus conjoints. D’abord, le remembrement des parcelles passant d’un système de petits champs ouverts, dits « en lames de parquets », à une mosaïque de grands blocs. Ensuite, la construction de stabulations et de granges à foin au sein du nouveau parcellaire. Cette évolution majeure s’est opérée sans porter atteinte aux « infrastructures agroécologiques », à savoir les haies et bosquets, qui ont peu évolué au cours de cette période. Dans le détail, certaines ont été réduites par endroit, mais cela est compensé par des extensions dans le voisinage ;
- La perte de parcelles agricoles au profit de l’extension de la forêt est limitée. Cela concerne toujours des petites parcelles sur des versants peu accessibles, pentus et ombragés. A l’est du village de Neuvier, plusieurs dizaines d’hectares très embroussaillés en 1958 sont maintenant ouverts et servent de pâture. Il est évident que, sans les exigences des cahiers de charges des AOP Comté et Morbier (chargement à l’hectare, pâturage…) et une rémunération convenable du lait, ces milieux se seraient refermés.

Des premiers plateaux du Jura, loin d’être plats
Le terroir de Valoreille participe des premiers plateaux du massif du Jura. Il est de fait l’extrémité septentrionale des unités de Pierrefontaine-les-Varans et Belleherbe. Les altitudes du finage sont voisines des 700 mètres, mais le relief est loin d’être uniforme et plat. Il est animé par plusieurs éléments majeurs.
Il s’agit d’un ensemble de plateaux qui surplombent au nord la vallée du Doubs et sont bordés à l’est et à l’ouest par les incisions des profondes reculées du Dessoubre et de la Barbèche, rivières affluentes du Doubs. Ces vallées sont de véritables barrières naturelles, franchissables en un nombre limité de points. Les versants sont pentus et occupés par la forêt. Il en résulte un certain cloisonnement puisqu’il n’existe pas de continuité avec les finages voisins.
Par-delà cette disposition générale, la topographie donne à voir deux rides montagneuses, parallèles, étroites (moins de 1,5 km de largeur), couvertes de forêts, dominant les plateaux d’une centaine de mètres. Il s’agit de faisceaux typiques de la géomorphologie du massif du Jura. Ainsi, deux unités agri-paysagères constituent le terroir de la fruitière :
- Le plateau de Valoreille à Fleurey forme un véritable balcon incliné surplombant la profonde reculée du Dessoubre et donne à voir un panorama paysager remarquable. Il est dominé par la ligne de crête du faisceau dit de Droitefontaine-Valoreille culminant à 800 m. Il s’agit d’un pli anticlinal orienté est-ouest, fracturé par une faille dite de chevauchement qui explique son étroitesse. Il est tronçonné perpendiculairement par quelques failles qui ont guidé l’érosion et permis la formation d’un passage vers le nord à la sortie du village de Valoreille ;
- Le plateau des Terres de Chaux se présente sous la forme d’une combe dans laquelle se dispersent fermes et petits villages dans un ensemble de prairies et de rangées de haies bien entretenues. Il s’agit d’une dépression synclinale qui, vers le nord, en surplomb de la reculée de la Barbèche, se trouve animée par les élévations désordonnées constitutives des derniers éléments du faisceau de Belleherbe avec le petit anticlinal de Neuvier.
Ce terroir dispose d’une histoire singulière. Jusqu’à la conquête française de la Franche-Comté (effective sur le plan militaire en 1674, puis ratifiée en 1678 par le traité de Nimègue), il était doté d’une importante forteresse à Châtillon-sous-Maîche, dont la vocation était de protéger la frontière du Comté de Bourgogne avec la Principauté de Montbéliard et l’évêché de Bâle. L’annexion de la Franche-Comté conduisit au démantèlement et à la destruction du château de Châtillon et à un dépeuplement du territoire (perte entre la moitié et les deux tiers de la population). L’activité agricole fit de même et il fallut environ un siècle pour assister à une renaissance.
Des fromageries depuis 200 ans
La présence de fromageries et de fruitières au sein de ce terroir est attestée dès le XIXe siècle. La source la plus ancienne, qui concerne l’année 1825, fait état de deux fromageries à Fleurey et d’une à Neuvier. En 1851, elles sont quatre, localisées à Fleurey, Froidevaux, Neuvier et Valoreille. Pour cette dernière, une première organisation de fromagerie est constatée en 1841 (6 000 l de lait pour 1 500 kg de fromages qui compte-tenu du rendement ne peuvent pas être de type pâte pressée cuite), suivie d’une création officielle avec l’établissement dans la maison commune le 1er mars 1847. En 1929, leur nombre n’a pas changé, elles sont toujours quatre, mais celle de Neuvier a cessé de fonctionner et une fruitière est présente à Courcelles-lès-Châtillon. Elles transforment 1,4 million de litres de lait en emmental et gruyère. En 1982, la fruitière de Courcelles cesse son activité, suivie de Fleurey en 1994.
La fruitière de Valoreille produit des Comté réputés et reconnus au sein d’un terroir préservé de la pression urbaine et résidentielle. Le tout dans un finage typique des plateaux du massif du Jura où se mêlent vastes prairies et fermes dispersées. L’ensemble s’effectue dans un cadre paysager remarquable offrant des vues dégagées sur les montagnes et vallées environnantes. Ici, le système d’élevage fondé sur la valorisation du lait en fromages d’AOP est un véritable architecte du paysage, il participe à la viabilité des lieux, tout autant dans ses dimensions écosystémiques que sociales.
Comparaison des photographies aériennes du village de Valoreille :

