Par Pascal Bérion
Maître de conférences en Aménagement de l’espace et urbanisme
Université Marie et Louis Pasteur (Besançon) / Laboratoire ThéMA UMR CNRS 6049
Vers-en-Montagne se localise entre Champagnole et Salins-les-Bains dans le Jura. La fruitière est installée au centre de la localité sur la bien nommée place du Chalet. Elle constitua durant plusieurs générations, avec la mairie-école et l’église, l’un des trois édifices fondamentaux pour la vie de la communauté locale. A une altitude voisine de 600 m, le village, rassemblant environ 230 habitants, s’étire le long des axes routiers. Si, à l’origine, le bâti n’était constitué que par des fermes à l’architecture typique du Jura des plateaux, il s’est densifié avec la construction de maisons individuelles au cours des trente dernières années.
La présence des fruitières est ancienne sur une partie des seconds plateaux du Jura, qui appartient au noyau originel de ce mode très ancien d’organisation des éleveurs. Certes, il n’existe pas d’écrits permettant d’en dater l’apparition en ces lieux, cependant, l’inventaire effectué en 1833 par la Préfecture du Jura indique que 15 tonnes de fromages ont été produites à Vers-en-Montagne. En 1859, il y est dénombré la présence de deux chalets de fromageries, et d’un cheptel de 222 vaches laitières pour une production totale de 29 tonnes de fromages soit un peu plus de 3 meules par animal !
Dans le dictionnaire des communes du Jura d’Alphonse Rousset publié en 1858, les termes sont élogieux concernant l’agriculture locale : « On élève dans la commune beaucoup de bêtes à cornes de belle espèce (…). Deux chalets produisent des fromages, façon Gruyère. L’agriculture y fait de grands progrès depuis quelques années. La commune a été autorisée à exécuter les travaux nécessaires pour assainir la prairie, qui est marécageuse et inondée presque chaque année, au moment de la récolte des foins ». Ces propos, écrits il y a presque 170 ans, sont précieux. Ils indiquent d’une part que l’aménagement des espaces agricoles est ancien et ne saurait être vu uniquement sous l’angle des conséquences de la mécanisation de l’agriculture depuis le dernier tiers du XXe siècle. D’autre part, ils précisent que les bases du système agricole local s’appuient sur du bétail de qualité et des prairies bien entretenues.
La vallée de l’Angillon, sa rivière et ses émissaires
Aujourd’hui, la fruitière de Vers-en-Montagne est constituée par huit exploitations sociétaires mettant en valeur environ 850 ha. Ensemble, elles livrent annuellement à la fromagerie 3 millions de litres de lait permettant de fabriquer environ 300 tonnes de Comté. La productivité laitière moyenne à l’hectare dépasse légèrement 3500 litres ; elle est supérieure aux valeurs moyennes de l’aire de l’AOP Comté et cela témoigne de la fertilité des sols de son terroir.
Les fermes des sociétaires de Vers-en-Montagne se localisent au Latet, à Andelot-en-Montagne, Lemuy, Valempoulières et au sein de la commune éponyme. Elles participent presque toutes de la même unité agro-paysagère constituée par la vallée de l’Angillon. Toutefois, ici la morphologie ne donne pas à voir une vallée, mais une plaine alluviale où la rivière et ses émissaires s’écoulent de façon paresseuse. Cet ensemble large de 2 km s’étire du nord au sud sur 6 km à une altitude proche de 590 m.
Sa bordure orientale est matérialisée par les pentes du faisceau de Syam recouvertes par les forêts de la Fraisse, puis de la Joux. Ce relief forme une barrière naturelle de 200 m de commandement. Par-delà la ligne de crête, se trouve la vallée des Nans drainée par l’Angillon qui remonte vers le nord jusqu’à Chapois pour bifurquer vers le sud et rejoindre l’Ain, en aval de Champagnole à Crotenay.
Sa bordure occidentale est moins vigoureuse, mais elle aussi matérialisée par un faisceau, celui de l’Heute dont les élévations sont atténuées. Elles culminent entre 700 et 780 m (dans la forêt des Moidons) et forment une élévation marquée, mais étroite.
Trois unités agro-paysagères se distinguent et certaines peuvent même se confondre tant les différences sont faites de simples nuances :
- La vallée de l’Angillon : à hauteur de Chapois, la rivière sort du faisceau de Syam et bifurque vers le sud. Son tracé est sinueux et elle s’écoule dans un espace relativement plat. Son parcours est celui d’un cours d’eau de plaine, fait d’ondulations et de chenaux qui ont pu changer au fil du temps. Il s’agit ici du fond d’un ancien lac glaciaire. Il y de cela seulement 20 000 ans (c’est peu lorsque l’on prend conscience que les roches qui fondent ce relief ont plus de 150 millions d’années, dites-vous que si l’on ramène cela sur une échelle de temps d’une heure, c’était il y a ½ seconde !), le glacier qui recouvrait le Jura bloquait l’écoulement de l’Angillon en raison de la présence d’une langue glaciaire (ou mer de glace) à hauteur de Champagnole. Un vaste lac s’est formé et ses eaux s’écoulaient vers le nord en rejoignant la Furieuse. Des sédiments s’y sont déposés et si, au retrait du glacier, la rivière a repris son cours antérieur vers l’Ain, des moraines se sont déposées et forment le talus de cette plaine issue d’un lac que l’on dit proglaciaire. Cet espace colmaté par les dépôts est peu perméable et a longtemps été occupé par des marais que l’homme a progressivement réduits jusqu’au milieu du XIXe siècle. Il en résulte aujourd’hui un finage fertile organisé en champs non clos où les haies et bosquets matérialisent les bords des cours d’eaux et de reliquats de marécages.
Ces haies prospèrent puisqu’aujourd’hui, elles sont plus denses et vigoureuses qu’au milieu du siècle dernier. Ici, les progrès techniques de l’agriculture ne sont pas synonymes de destruction des « infrastructures agroécologiques ». Cela doit être mis en avant en ces temps où certains, par méconnaissance, font un procès à l’agriculture et aux filières fromagères en tenant des propos partisans et infondés sans la moindre déontologie et encore moins l’once d’une rigueur scientifique ! - Le bassin versant du Haut-Lison dans les environs de Lemuy. S’il ressemble à s’y méprendre aux caractéristiques de la plaine de l’Angillon, cette unité doit surtout la présence des formations humides aux affleurement marneux de l’Oxfordien à hauteur d’Andelot et de Montmarlon. Les eaux qu’elle reçoit alimentent, par un cheminement souterrain complexe, la source résurgence du Lison ;
- La bordure du plateau de Champagnole au pied du faisceau de l’Heute s’organise sous la forme des vastes clairières de Valempoulières et Montrond, fondées sur les dalles des calcaires du Bathonien (dits aussi de la Citadelle de Besançon). Au pied de l’Heute, l’érosion a permis de former des sols s’appuyant sur les argiles résiduelles de la dissolution karstique des calcaires. En deçà des clairières, l’espace est occupé par de vastes lapiaz (affleurement rocheux) recouverts par une forêt dominée par les feuillus.
Les principales transformations qui ont animé les paysages du terroir de Vers-en-Montagne au cours du dernier demi-siècle sont constituées par l’agrandissement des parcelles agricoles. Les agriculteurs, moins nombreux et soulagés de certaines tâches harassantes par une mécanisation appropriée, ont façonné une nouvelle organisation parcellaire faites de blocs de prairies au sein desquels quelques cultures (généralement autoconsommées) s’intercalent. Les limites forestières ont peu évolué sauf quelques points de détail et les haies ont prospéré.
Le terroir de Vers-en-Montagne, réputé pour la qualité de ses fromages plusieurs fois médaillés, est mis en valeur par une petite communauté agricole dont il est souhaité qu’elle transmette ses usages et s’adapte avec succès aux changements climatiques et sociétaux contemporains.
Comparaison des photographies aériennes du village de Vers-en-Montagne.
