Bouclans, des fermes nombreuses et des producteurs engagés

p14 - Lecture de paysage_Bouclans_Panorama - Loris Faé

Par Pascal Bérion, Maître de conférences en Aménagement de l’espace et urbanisme • Université de Bourgogne Franche-Comté / Laboratoire ThéMA UMR CNRS 6049

La fruitière de Bouclans se localise sur les premiers plateaux du massif du Jura, dans le département du Doubs, à l’est de Besançon. Elle transforme en Comté environ 5,7 millions de litres de lait par année, et compte 21 exploitations sociétaires dispersées au sein d’un bassin de collecte rassemblant 11 villages, à savoir Aissey, Bouclans, Champlive, Dammartin-les-Templiers, Gennes, Gonsans, Naisey-les-Granges, Nancray, Osse, Saint-Juan et les Verrières-du-Grosbois.
Une fruitière fondée en 1847 à Bouclans
La création des fruitières, sur cette partie septentrionale de l’aire d’appellation Comté, est assez tardive puisqu’elle s’est effectuée entre 1840 et 1850. L’économie agricole qui prévalait au XVIIIe siècle et dans le premier tiers du XIXe siècle était fondée sur l’élevage de bétail pour la viande, la culture de céréales et l’élevage de chevaux de traction. Ces productions s’écoulaient facilement pour nourrir des villes telles que Besançon et les chevaux étaient forts appréciés et nécessaires pour les besoins des garnisons militaires et le transport. Toutefois, le développement et l’industrialisation de la France initièrent une puissante transformation des campagnes et ici, la fabrication de fromages prit le relais des productions antérieures devenues moins rentables, car concurrencées par de nouvelles provenances pour lesquelles les frais de transport furent diminués depuis la construction des lignes de chemin de fer. Ces trains furent cependant une véritable aubaine puisque, depuis la gare de Besançon, les fromages étaient envoyés sur les marchés de Lyon et de Paris assurant un débouché élargi et profitable de ce que l’on appelait, à l’époque, du gruyère.
En 1854, le bassin de collecte de l’actuelle fruitière de Bouclans comptait 9 fruitières. Elles avaient produit cette année-là 45 tonnes de fromage vendu aux alentours de 98 centimes de francs le kilo que se partagèrent 200 familles sociétaires. Sur la base des rendements laitiers et fromagers que l’on peut supposer pour cette époque, cela représenterait environ 700 000 litres de lait et près de 450 vaches (il ne faut pas oublier qu’une partie du lait servait au début de la lactation à nourrir le veau qui était lui aussi une source appréciable de revenu pour son propriétaire). Une mention portée sur le dénombrement des fruitières de 1854 indique, qu’à Osse, il était estimé que le fromage assurait un bénéfice de 100 francs par vache. Il s’agit d’une somme importante puisque les statistiques collectées sur cette période mentionnent qu’en Franche-Comté, le salaire journalier dans l’agriculture était de 1,63 F (contre 1,79 F dans l’industrie) en ces temps où, en ville, la douzaine d’œufs coutait 50 centimes et le bœuf 1,10 F/kg ! Deux vaches et leurs veaux assuraient plus de la moitié du revenu des familles, d’où l’intérêt de valoriser le lait en fromages de longue conservation.
En 1929, les fruitières sont au nombre de 7 ; elles se sont regroupées dans les villages où il en existait plusieurs en 1854, à savoir Gonsans, Naisey-les-Granges et Nancray. Ensemble, elles ont transformé 4 millions de litres de lait (2/3 en gruyère que l’on commence à dire de Comté et 1/3 en emmental).
La fruitière actuelle est issue du regroupement en 1992 des coopératives fromagères de Bouclans, Dammartin-les-Templiers, Naisey-les-Granges et Nancray et a pris le nom de coopérative fromagère du plateau de Bouclans.

Un terroir fromager situé sur le premier plateau du massif du Jura
Le terroir de la fruitière de Bouclans est clairement délimité. Il correspond à la partie du premier plateau du massif du Jura, dénommée plateau de Nancray.

Au nord, une élévation dominant le plateau de 100 à 150 mètres et culminant entre 540 et 600 mètres barre l’horizon (Bois de la Côte du Mont et Bois de la Côte de Vaite). Très visible dans le paysage, elle est entièrement recouverte par une forêt de feuillus. Elle correspond à un système anticlinal érodé prolongeant vers l’est le faisceau bisontin. Au-delà de cette ride montagneuse, s’écoule le Doubs dans un défilé étroit et spectaculaire (un dénivelé quasi vertical de 350 m !) entre Laissey et Deluz.

Au sud, et de façon quasi parallèle au relief situé au nord, se trouvent les élévations du pli faille de Mamirolle qui sépare deux étages du premier plateau, à savoir la surface de Montrond (dont relève l’entité de Nancray) et celle d’Ornans. Culminant à 734 mètres au sommet de la côte d’Anroz sur la commune de Naisey-les-Granges, ce faisceau est presque quasi-intégralement dévolu à la forêt, à l’exception d’un finage fait de clairières aux Verrières-du-Grosbois et débordant sur Gonsans où l’érosion a dégagé une dépression au sein des marnes de l’Oxfordien. Ce faisant, de nombreux étangs sont présents sur ce secteur et disposent d’une solide réputation en matière de raniculture. En l’occurrence, il est question de grenouilles rousses, dont on dit qu’elles sont encore meilleures lorsqu’on les cuisine avec du beurre de baratte de la fruitière du plateau de Bouclans.

A l’ouest, le plateau de Nancray se connecte et se confond progressivement avec le marais de Saône dans les environs de Gennes. A l’est, à hauteur de Gonsans, la masse des plateaux et des faisceaux est tronçonnée par une série de failles d’orientation nord-sud qui prolongent vers le nord, mais de façon atténuée, la grande faille de décrochement dite de Pontarlier (de Nods à Vallorbe).

Le plateau de Nancray se déploie sur une centaine de kilomètres carrés occupés pour moitié par de la forêt. Il forme un plan incliné s’abaissant en direction du nord puisque les altitudes passent de 480 mètres au village de Naisey-les-Granges à 400 mètres à Osse (7 km plus au nord). L’ensemble du plateau se développe sur une épaisse dalle calcaire soumise à une intense érosion karstique modelant sa surface avec des dépressions douces et peu prononcées. La particularité majeure du plateau réside dans son organisation hydrographique. D’une part, les cours d’eau sont rares et d’autre part, ils se perdent dans les gouffres exutoires. Il en est ainsi des ruisseaux du Vaizot à Nancray, du Gour avec sa source résurgence à Bouclans et sa perte à Champlive ou encore de l’Audeux qui, en aval de l’Abbaye de la Grace Dieu, perd ses eaux en traversant le plateau qu’il a toutefois entaillé en dégageant une reculée étroite et profonde d’une trentaine de mètres avant de rejoindre le Sesserant (résurgence des pertes de l’Audeux) puis le Cusancin (affluent du Doubs).

Les finages du terroir de la fruitière du Plateau s’organisent autour de trois unités agro-paysagères distinctes, mais disposant de nombreux points communs :

  • « la plaine » de Gennes à Bouclans en passant par Nancray s’étirant ensuite en direction de Osse et Champlive : les altitudes du plateau sont régulières et légèrement supérieures à 400 m. Les forêts se localisent aux périphéries du finage, à savoir les élévations du faisceau bisontin au nord, les terrains superficiels formés sur les restes des calcaires du Séquanien au sud (forêt de Bouclans). Les haies sont rares, les champs s’organisent en openfield avec une nuance toutefois à hauteur de Bouclans où, le plateau s’élevant aux alentours de 440 m, voit de nombreuses haies se développer aux limites des parcelles et forment un bocage barrant les assauts desséchants et froids de la bise. Dans l’ensemble, sur cette entité, si les prairies sont dominantes, la qualité des sols est favorable aux labours et en conséquence, les cultures et les prairies temporaires y occupent une part importante, mais jamais prépondérante dans l’assolement ;
  • le plateau de Naisey-les-Granges à Gonsans, ceinturé par des rubans forestiers à ses limites, se développe entre 440 et 480 m d’altitude. La surface est assez plane et régulière bien qu’animée par une érosion karstique formant des dolines peu prononcées. Les sols sont globalement à tendance superficielle et en conséquence, il semble y avoir une proportion légèrement supérieure en prairies permanentes. La grande différence est la présence en nombre de haies, aux limites des parcelles et barrant le vent du nord, haies dont l’emplacement est globalement stable depuis les années 1960, c’est-à-dire la période antérieure aux remembrements des parcelles agricoles ;
  • le plateau Dammartin-les-Templiers, Aissey et Saint-Juan se différencie des entités précédentes par le fait qu’il se développe sur les calcaires du Bathonien et qu’en son centre, se trouve un vaste ensemble de prés mêlés de haies et de forêts sur des sols superficiels. Les dolines sont nombreuses dans le finage, notamment à Dammartin-les-Templiers. La forêt occupe les sols les plus ingrats aux abords de la reculée de l’Audeux qui entaille et draine en sous-sol cette partie du plateau.

Un terroir sous l’influence de sa proximité avec Besançon

Le peuplement s’organise autour de quatre villages principaux établis à l’emplacement des sources des rares ruisseaux du plateau, à savoir Nancray, Bouclans, Naisey-les-Granges et Gonsans. Organisés en étoile, ils rassemblent une population importante (entre 600 et 1 300 personnes) et disposent de nombreux fermes et hameaux dispersés au sein d’un vaste finage. L’ensemble se situe aux périphéries des aires d’influence de Besançon, de Baume-les-Dames et de Valdahon et à dessein, ce terroir se partage entre les communautés de communes du Doubs Baumois, des Portes du Haut-Doubs et la communauté d’agglomération du Grand Besançon Métropole.

La proximité de la capitale comtoise a favorisé le développement d’une périurbanisation importante traduite par la construction de maisons individuelles dans des lotissements. Fort heureusement, les municipalités ont établi une planification rigoureuse donnant à voir des lotissements compacts limitant les emprises sur les terres agricoles. Cependant, la comparaison des photographies aériennes des années 1960 à celles d’aujourd’hui permet de mesurer l’ampleur des transformations. Celles concernant Bouclans révèlent trois situations notables :

  • Tout d’abord les constructions de maisons individuelles ont conduit au triplement de la superficie urbanisée du village de Bouclans (elle passe de 18 à 59 ha) ;
  • Ensuite, les secteurs nouvellement construits comportaient de nombreuses haies aujourd’hui disparues. Ainsi, la périurbanisation a détruit plus d’infrastructures agroécologiques (haies) que l’agriculture depuis les années 1960. Les photographies aériennes le prouvent et il convient de le signaler à une époque où l’agriculture est un bouc émissaire bien commode des désordres écologiques causés par notre société, c’est-à-dire nos modes de vie, de consommation, d’habiter, de mobilités…
  • Enfin, l’openfield en lanières, en parcelles étroites et allongées, s’est transformé en une mosaïque de parcelles en prés et en labours. A l’ouest de Bouclans aujourd’hui comme hier, les haies sont rares car elles ne présentaient pas d’intérêt pour les agriculteurs. A l’est, elles étaient nombreuses et sont toujours présentes à la nuance toutefois qu’elles sont aujourd’hui plus épaisses et volumineuses que dans les années 1950. Les arbres ont prospéré et leur modalité d’entretien a changé. Autrefois, les agriculteurs les taillaient courts et prélevaient des fagots de petit bois. Aujourd’hui, l’entretien courant s’opère sur un temps long où le passage d’une circulaire sur lamier s’effectue tous les 4 à 5 ans pour limiter l’étalement des branches et tous les 15 à 20 ans, une coupe de rajeunissement est entreprise et permet de disposer de bois de chauffage. Il ne faut d’ailleurs pas se méprendre sur ce type de travaux souvent perçus par des néophytes comme une dégradation écologique. Ils sont utiles et indispensables pour assurer la régénération des haies.

Les fermes des sociétaires de la coopérative de fromagerie du plateau de Bouclans sont prospères grâce à la valeur ajoutée produite par la transformation du lait en Comté. La production est exigeante et sur ce premier plateau, proche de Besançon, rester dans un système de production traditionnel fondé sur l’herbe pâturée, le foin et le regain ne fut pas un long fleuve tranquille, tant il était vanté par le passé la commodité qu’apportaient le recours à l’ensilage et la culture du maïs. Cependant, les producteurs ont su résister, rester soudés et se regrouper pour investir dans des équipements adaptés. Bien leur a pris. Aujourd’hui, ces fermes sont dans l’état d’esprit du nouveau cahier des charges du Comté. Elles sont nombreuses, familiales, de taille moyenne (environ 90 ha) et produisent un peu moins de 3000 litres de lait par hectare. Attention toutefois à ne pas se reposer sur ses lauriers, l’avenir présente des inconnues de taille, dont une adversité climatique redoutable face à laquelle il faut plus que jamais anticiper et s’adapter sur un terroir karstique sensible à la sécheresse et aux pollutions organiques.

Comparaison des photographies aériennes du village de Bouclans – 1962 – 2023
Actualité suivante

Bouclans, sa jeune équipe, ses idées neuves et son respect des traditions