Le paysage nous en dit long…Boujailles (novembre 2018)

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Par Pascal Bérion
Maître de conférences en Aménagement de l’espace et urbanisme
Université de Franche-Comté / Laboratoire ThéMA UMR CNRS 6049

Le terroir de la fruitière de Boujailles appartient à l’entité géomorphologique des seconds plateaux du massif du Jura. Situé dans le département du Doubs, il est organisé par 16 exploitations agricoles produisant au total un peu plus de 5,5 millions de litres de lait par an avec 1 800 hectares de terres presque essentiellement composées de prairies naturelles.

La spécialisation de l’agriculture locale dans la production laitière est fort ancienne. En 1688, il y était dénombré « 226 bêtes à cornes ». En 1865 le village comptait trois chalets de fromagerie. En 1929, il n’en restait qu’un (il transformait 900 000 litres de lait). Au recensement agricole de 1955, presque 60 exploitations étaient actives sur le finage de la commune ; le troupeau se composait de 410 vaches laitières et de presque autant de génisses. A cette époque, plus de 140 ha étaient emblavés en céréales et fait intéressant, les terres de Boujailles étaient jugées de bonne qualité car plus de la moitié furent définies comme labourables. Aujourd’hui, si le nombre d’exploitations agricoles a bien diminué, il demeure très important. Avec plus de 10 exploitations pour une population de seulement 420 habitants, l’agriculture est une activité économique déterminante pour le village.

Le terroir de Boujailles est fort commode à délimiter et à décrire tant il est singulier.

Il s’inscrit sur un plateau soumis à l’érosion karstique et forme une vaste cuvette relativement plane qui s’étire sur près de 7 km du nord vers le sud et 3 km d’est en ouest. Les altitudes varient entre 800 et 850 mètres. L’ensemble est ceinturé par des hauteurs boisées. Ces élévations matérialisent la présence de deux failles d’orientation générale nord-est sud-ouest. La première, à l’Est, en direction de Courvières et de Frasne, est dénommée faille du Jura Vert. Elle forme une ride peu élevée dont les altitudes sommitales se situent entre 850 et 870 mètres. La seconde, dite faille de la Vessoye délimite la bordure Ouest du plateau. Son relief est plus prononcé, il s’élève aux environs de 900 mètres d’altitude et forme un gradin qui surplombe de plus de 150 mètres les finages et forêts de Villers-sous-Chalamont et de Levier.

Le plateau de Boujailles est composé de calcaires dits de l’Argovien (vieux de 170 millions d’années) organisés par une alternance de couches de calcaires durs et de marnes et ce sur une épaisseur estimée à près de 150 mètres. Il en résulte un modelé de surface marqué par l’érosion karstique qui a patiemment construit une cuvette constituant un petit bassin hydrographique fermé dépourvu de cours d’eau permanent. Seuls quelques ruisseaux intermittents matérialisent des écoulements de surface lors de principaux épisodes pluvieux. L’ensemble des eaux drainées par les ruisseaux et fossés alimente la zone humide et l’étang des Etarots, vaste de 25 ha. Situé au point le plus bas du plateau, il occupe une dépression dont le fond a été colmaté et imperméabilisé par des alluvions. Une tourbière s’y est formée.

Le village de Boujailles s’inscrit dans la partie en creux du plateau. Cette localisation est rationnelle puisqu’elle présente au moins deux avantages : la proximité d’une ressource pérenne en eau et une moindre exposition aux effets de la bise. Les constructions s’étirent le long des voies routières. Au moyen-âge le village était situé sur la route reliant Salins-les-Bains à Pontarlier sur laquelle circulait une précieuse marchandise, le sel, ingrédient indispensable à la conservation des aliments en général et des fromages en particulier. L’habitat rural traditionnel se compose de vastes fermes dites « pastorales en galerie » qui sont caractéristiques des plateaux de Levier et de Nozeroy. Le village est étendu, les fermes sont généralement espacées les unes des autres afin de réduire les risques de propagation des incendies. Il s’agit d’une sage précaution puisque l’histoire du village mentionne qu’il a été entièrement dévasté en 1639 par les mercenaires « suédois » et qu’en 1761 et 1855 deux incendies ont détruit plusieurs dizaines de corps de fermes. L’église du village présente elle aussi un trait de singularité. Elle n’est pas coiffée par un clocher à impériale (ou comtois) et adopte un style architectural dit néo-gothique, à la mode lors de sa reconstruction (de 1845 à 1849), qui la flanque de deux-tours clocher bien identifiables dans le paysage.

Deux écarts habités se localisent aux extrémités nord et sud de la commune. Le premier correspond aux fermes de la Cabette en direction de Chapelle-d’Huin. Le deuxième s’inscrit dans les prés humides de la Vessoye. Autrefois un moulin y était implanté. Aujourd’hui seuls quelques prés subsistent puisqu’une grande partie du secteur a été plantée en résineux. Un troisième écart existe en direction de Cuvier, autour de la gare de Boujailles située en pleine forêt sur la voie de chemin de fer reliant Dijon à Lausanne via Dole.

L’espace agricole s’organise en openfield. Les parcelles autrefois organisées sous la forme de lanières sont devenues plus vastes suite au remembrement et aux échanges que les agriculteurs peuvent se consentir mutuellement. La principale caractéristique paysagère du finage de Boujailles est qu’il se compose d’une immense zone de prairies dépourvues de haies et de bosquets et ce depuis ses origines. La consultation de photographies aériennes, de document cartographiques et cadastraux anciens en atteste. L’absence d’affleurements rocheux importants n’a pas nécessité l’épierrement et l’édification systématique de murgers. La bise et un climat froid limitent sans doute le développement des arbres. Seuls quelques arbustes s’observent çà et là, sans ordonnancement particulier, mais de préférence en bordure des clôtures des pâtures. Outre l’agrandissement des parcelles, le finage est marqué par l’installation en son sein de plusieurs stabulations qui témoignent de la vitalité du tissus agricole local. De plus des enrésinements notables sont observés en bordure du finage, sur les parties hautes et les anciens prés-bois. Outre leur impact paysager, ces plantations réduisent la superficie agricole et détruisent l’habitat d’une plante rare que l’on ne retrouve dans le massif du Jura que dans les environs de Boujailles, Courvières et Frasne : la gesse de Bauhin.

Le finage et le paysage du terroir de la fruitière de Boujailles disposent d’une identité marquée, d’une singularité qui participe sans doute, par les pratiques des éleveurs, la flore des prairies, à la typicité du fromage qui y est produit. Il n’en demeure pas moins, qu’ici, comme dans d’autre lieux, les agriculteurs travaillent sur des milieux sensibles, qu’ils en connaissent les fragilités et s’emploient autant que possible à leur bon entretien.

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