Qu’est-ce qu’une ferme productrice de lait à Comté ?

p1 - Jeremy Masson (Thierry Petit)
Les 2 400 fermes de notre AOP ont, chacune, leurs spécificités, mais toutes se réunissent autour de « l’esprit filière ». Quelques producteurs du Doubs, du Jura et de l’Ain nous parlent d’un métier, propre au massif jurassien : producteur de lait à Comté.

Ils sont nombreux à le penser, à l’exprimer sous diverses formes : les éleveurs laitiers AOP du Massif du Jura se sentent davantage « producteurs de lait à Comté » que producteur de lait tout court. Bien sûr que la race Montbéliarde (ou Simmental !) les passionne ; évidemment qu’ils veillent sur leurs prairies, soignent leurs fenaisons. Ils sont des éleveurs passionnés, heureux de retrouver leurs vaches chaque matin. Mais cet amour du métier est exacerbé par le but ultime de leur travail : créer un produit « noble », apprécié des consommateurs
et fabriqué dans leur second « chez eux », leur propre fruitière. Rester maîtres du lait, le voir se transformer à chaque étape pour devenir un excellent fromage, tous en sont fiers et dignes.

Les producteurs qui témoignent ici ont en commun leur dynamisme et leur envie d’aller de l’avant. Le Comté fait bien vivre leurs familles, alors quand le monde tourne bien autour de soi, il faut lui rendre la pareille. Ils utilisent leur réussite pour parfaire leur autonomie, créer de l’emploi, assurer le confort des animaux et surtout, surtout, ils appellent à la mesure. Taille des exploitations, production laitière : tous invitent à ne pas être trop gourmands. Par respect pour le système fondé par leurs prédécesseurs, mais aussi parce que le « toujours plus » n’est pas dans leurs aspirations. Ils préfèrent passer un peu plus de temps en famille et que leurs enfants, qui entendent parler écologie et agriculture à l’école, soient fiers d’être fils ou fille de paysans.

« Avoir mon troupeau et m’occuper de mes vaches, c’était mon rêve »

A Ronchaux, Clément et Céline Sage possèdent une ferme qui fait vivre leur famille de cinq enfants.
Clément et Céline Sage ont des journées chargées et des nuits courtes. A By et Ronchaux, ils élèvent leurs cinq enfants âgés de 13 ans à 5 mois. L’odeur du poulet fermier dispute celle du café que Céline, bébé dans les bras, sert accompagné d’un gâteau maison. Quand on demande à Clément, installé sur sa ferme depuis 2011, ce que le Comté lui apporte, il répond avec un large sourire : « Il fait vivre ma famille décemment ». Avoir son propre troupeau, ses vaches dont il s’occuperait chaque jour, c’était son rêve. Alors quand Jean-Claude Boilloz a cédé sa petite ferme avec ses 28 vaches sur 64 ha, Clément a saisi l’occasion. « Le cédant mettait une condition à la reprise : que je ne la fasse pas fusionner avec d’autres Gaec alentours, qu’elle reste en bio et à la coop Val de Loue de Grange-de-Vaivre. Moi ça m’allait parfaitement. »
En 2017, Céline a quitté son poste de professeur des écoles pour rejoindre l’exploitation. Une décision qui apportait plus de souplesse au quotidien et du temps pour la famille. La ferme a donc grandi, avec la reprise de terrains appartenant à son père qu’ils convertissent en bio : 150 ha, 60 vaches pour 360 000 litres de lait. Tout ce qu’il faut pour subvenir aux besoins de la famille, qui vit au rythme de la ferme. « Pendant les mois de confinement, la grande trayait, les garçons étaient dans les champs. Toute la famille se retrouvait pour une partie de foot le soir. »

Céline et Clément Sage : « la famille vit au rythme de la ferme ».

Des fermes transmissibles
Pour Clément, le nouveau cahier des charges va dans le bon sens avec ses mesures pour l’environnement et le bien-être animal. Idem sur l’attachement au collectif de la coop : elle est la continuité de nos fermes et un lieu où nous, agriculteurs, avons pouvoir de décision. Mais sur la taille des exploitations, les futures mesures arrivent tard selon lui : « Il y avait 25 fermes à By dans les années 60, plus que 2 aujourd’hui. Les agriculteurs investissent dans plus de matériel, se donnent plus de travail, mais ne gagnent pas plus d’argent … » Alors, le couple suit la voie observée par son cédant : « Il a fait en sorte de garder une exploitation transmissible à taille humaine, à un prix accessible. Nous, on est en train de construire un nouveau bâtiment, plus central au pâturage, avec possibilité de stocker du foin. Quand Céline a intégré l’exploitation, la question s’est posée : est-ce qu’on redescend à 25-30 vaches ou est-ce qu’on investit dans un bâtiment plus fonctionnel ? », raconte Clément. Et Céline de poursuivre : « On a choisi la seconde option pour notre confort de travail, celui des vaches qui marcheront moins et en pensant à ceux qui prendront notre suite dans 20 ou 30 ans. Pérenniser l’outil, c’est important. »

« Toujours plus gros, plus grand…Ce n’était pas ma conception »

Benjamin et Emeline Delesalle ont choisi de créer un petit GAEC familial plutôt qu’une grosse ferme.
Benjamin et Emeline Delesalle ont débarqué dans le Jura en 2011 depuis le Nord, avec l’intention de s’installer sur une ferme AOP. Ancien conseiller agricole au contrôle laitier, Benjamin savait que participer à la création d’un produit noble comme le Comté le rendrait fier de son travail d’agriculteur. Alors que son épouse, préparatrice en pharmacie, a trouvé du travail à Arinthod, lui s’est installé en GAEC avec Rémy Guillot à Cornod. Aujourd’hui, Benjamin est le plus jurassien de tous les ch’tis !
Président de la coop depuis 2014, il s’investit à fond. « Le collectif nous sort du cul de nos vaches », lance-t-il espérant juste, parfois, un renouvellement des vocations.
Par ailleurs, ça bouge du côté de l’exploitation agricole : Emeline a décidé de quitter la pharmacie et de rejoindre l’exploitation. Justement, la ferme de Colette et Philippe Sottil était à reprendre et Aubin, le fils de Rémy, souhaitait lui aussi s’installer. L’occasion de créer un gros GAEC à quatre ? « Toujours plus grand … Pour ne pas mieux gagner sa vie et avoir peu de temps pour nos familles ? Ce n’était pas ma conception. Nous avons décidé, tous ensemble, de créer deux petites exploitations familiales plutôt qu’une grosse », explique Benjamin.

Emeline et Benjamin Delesalle du GAEC de la Ch’tite famille

Pâturage et autonomie fourragère
Rémy et Aubin ont donc 70 vaches laitières sur 160 ha (400 000 l de lait), tandis qu’Emeline et Benjamin élèveront 45 vaches laitières sur 130 ha (280 000 l de lait). « Si nous avions créé un gros GAEC, il aurait fait plus de 100 vaches, sans avoir le pâturage suffisant, sans être autonomes en fourrage. Là, notre structure d’exploitation nous a permis de nous convertir en bio (depuis le 1er mai) avec un pâturage accessible et encore des échanges parcellaires possibles », se réjouit Benjamin.
Emeline déborde d’envies : les vaches nourrices, le passage en Simmental … Elle veut tenter des expériences et son mari regarde cela, sourire aux lèvres, heureux de vivre l’aventure agricole en couple (et en famille avec leurs trois enfants). Le fer de lance de Benjamin, c’est l’herbe. « Il faut prendre soin d’elle : les fauches précoces impliquent moins de renouvellement de nos prairies et depuis cinq ans, avec la sécheresse, elles morflent. » Alors, les époux vont à la pêche aux infos, se reforment et prennent le temps de réfléchir. Parce que «perdre » du temps, c’est parfois en gagner…

« Tirer le meilleur de notre système, et rester dans la mesure »

A Bonnétage, Philippe et Florian Ligier travaillent entre père et fils, dans l’exploitation familiale créée par les parents de Philippe. Trois générations qui ont le souci d’optimiser leurs pratiques.
Le Gaec du Petit Communal élève 65 vaches laitières sur 100 ha pour une
production de 400 000 l de lait. « C’est un système assez intensif », reconnaît
Philippe qui a du recul sur son activité. A 58 ans, l’homme n’est pas pressé d’être en retraite et voue une passion à son métier. « J’aime la polyvalence qu’il permet : je fais de la maçonnerie, de la charpente, de la mécanique, de la comptabilité, de l’élevage évidemment. Le seul truc que je déteste, c’est laver le tank à lait ! », explique-t-il tandis que son fils parle de leur plaisir commun de retrouver les vaches, matin et soir.
Ensemble, ils ont mis en place des panneaux photovoltaïques sur un pan du toit, utilisent des céréales locales (qu’ils aplatissent eux-mêmes) pour produire leur aliment fermier. Ils viennent aussi d’installer une citerne de récupération d’eau de pluie qui les rend autonomes. Et quand vient l’heure des foins, ils mutualisent le travail des hommes et des machines avec une exploitation voisine pour gagner en efficacité et sans doute en convivialité. L’installation d’un séchage solaire du foin en vrac est par ailleurs prévue en 2023.

Dans leurs pratiques, Philippe et Florian Ligier cherchent la bonne mesure, sans prétendre à la perfection.

Un tel prix de lait se mérite
Se conformer au futur cahier des charges, c’est une évidence pour eux : « On ne peut pas avoir 635 € / 1 000 l de prix de lait et ne rien donner en face ». Philippe et Florian étudient actuellement les possibilités d’échanges parcellaires avec leurs voisins pour disposer d’un pâturage plus regroupé.
Il y a, dans leur démarche, une pleine logique de développement durable : dépenser moins en eau par exemple – profitons de celle qui tombe du ciel ! – et acheter des céréales régionales, plus profitables au territoire. Un territoire auquel ils sont clairement très attachés, comme à leur coopérative de Bonné-
tage. Philippe en a été le président pendant six ans et Florian est trésorier. « Être coopérateurs, c’est accepter de travailler avec les autres pour faire quelque chose de bien ensemble. Ce n’est pas toujours simple, on n’avance pas au même rythme, mais ça vaut le coup de rester unis », conclut Florian Ligier.

« Diversifier l’activité nous a permis de nous développer sans intensifier »

Le Gaec de l’Aurore (Reugney) dispose de 215 ha, dont 120 autour de la ferme,et élève 120 vaches pour 900 000 l de lait/an à quatre associés et deux salariés (qui devraient bientôt passer associés).

C’est ce qu’on peut qualifier de « grosse exploitation » en AOP Comté, toujours en phase cependant avec l’esprit de la filière. Cette ferme est au départ un Gaec de copains, né en 1978 : Gilles, Hervé, Gérard et Daniel avaient envie d’élever des Montbéliardes. Aujourd’hui, les nouveaux associés ont gardé le système des anciens : les nouveaux arrivants disposent du même salaire et de la même charge de travail que les autres. Si changement il y a, le nouveau rachète les parts sociales du cédant et rien ne met en péril l’exploitation. En 2011, plutôt que de faire grossir l’élevage laitier pour créer de l’emploi, le Gaec a monté un atelier de méthanisation et des serres de maraîchage bio. Mais pas question de cultiver exprès des céréales pour nourrir le méthaniseur ! Il fallait créer un cycle vertueux : les vaches mangent l’herbe, produisent des excréments qui entrent dans le digesteur pour créer du biogaz. Cette énergie renouvelable est vendue à EDF pour financer le fonctionnement du moteur qui sèche le foin en été, chauffe les serres en hiver et le digesteur lui-même. Le digestat est stocké, épandu deux à trois fois par an au bon moment pour fertiliser les prairies où, de nouveau, les vaches pâturent et le paysan récolte le foin. Et le cycle se renouvelle …

Jérémie Masson, du GAEC de l’Aurore à Reugney.

Traire à outrance, non merci
Le Gaec aurait la capacité de traire 1,2 million de litres de lait, mais Jérémie affirme : « Ce n’est pas le but. Faire mourir le voisin pour être plus gros ? Non merci. En tant que producteurs de lait à Comté, on doit se contenter de ce que l’on a. On ne pourra pas aller au-delà. » Alors, les associés organisent le travail et se dotent de matériel pour améliorer leurs conditions de travail, ainsi que le confort et l’alimentation des vaches. Chacun dispose d’un week-end libre sur trois, de quatre semaines de vacances. Cette organisation permet à Jérémie d’être président de la coopérative et de se libérer deux jours par semaine au profit du futur projet collectif : un nouvel atelier de fromagerie inauguré en novembre à Reugney. A côté de ça, sur l’exploitation, les producteurs veillent à la qualité de l’herbe et du foin (séchage en vrac, déshumidificateur d’air, andaineur à tapis) et ont investi pour améliorer le confort de l’étable : isolation du toit, matelas épais dans les logettes et agrandissement des espaces de couchage, tapis pour éviter que les vaches glissent, etc.

« On est producteurs de fromage, ça change absolument tout »

La ferme de Yolande et Jean-Marc Berne s’étend sur 80 ha à Haut-Valmorey.
Historiquement, l’exploitation de l’Ain a toujours produit du lait « standard », vendu en bouteilles par une entreprise industrielle. En 2017, les époux Berne avaient déjà effectué un premier changement en passant sous le label biologique. L’année suivante, une opportunité s’est offerte à eux : une dizaine d’exploitations du secteur ont souhaité intégrer l’AOP Comté et créer une nouvelle fruitière dans le Valromey. Allaient-ils, eux aussi, faire partie de l’aventure ? « La décision ne s’est pas prise en deux jours, racontent-ils. Il fallait être sûrs que le groupe aille au bout de la démarche, que ce soit viable. » Car passer en Comté signifiait mettre fin à l’enrubannage et donc investir dans un bâtiment de séchage du foin en vrac. Un investissement de 180 000 € qui se réfléchit à deux fois quand on a, comme Yolande et Jean-Marc en 2018, 51 et 56 ans !

Yolande et Jean-Marc Berne ont intégré le Comté en 2018

Le lait cru, pas facile et si motivant
En deux ans, le couple a franchi deux pas de géants – passages en bio et en Comté – qui leur donnent du travail et bien des satisfactions. « Les exigences de l’AOP Comté sont encore différentes de celles du bio. Il a fallu s’imprégner du cahier des charges et suivre bon nombre de formations avec le CIGC, le CTFC, la FDCL et leurs partenaires. Cela nous a beaucoup aidés ». Le couple a dû acquérir de nouvelles méthodes de travail pour la traite de leurs 30 vaches, pour optimiser la qualité du foin et la gestion du pâturage. « C’est compliqué de faire du lait cru, mais très motivant. Le foin qu’on donne à nos vaches sent bon, il n’a plus cette odeur fermentée qu’il avait avant. Désormais, on est producteurs de fromages, c’est une valeur ajoutée indéniable à notre travail quotidien. Ce matin, j’étais à la fruitière pour charger les fromages, je vois le fruit de mon activité sur la ferme. On a, Yolande et moi, la satisfaction de faire quelque chose de bien. Cette ferme, sur laquelle on a travaillé toute notre vie, pourra être reprise dans quelques années et fera vivre une famille. »

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