La renaissance d’une fruitière dans le Valromey

Par Pascal Bérion, Maître de conférences en Aménagement de l’espace et urbanisme – Université de Bourgogne Franche-Comté / Laboratoire ThéMA UMR CNRS 6049

Le Valromey est une entité géographique située à l’extrémité méridionale du massif du Jura dans le département de l’Ain.

Depuis le 19 avril 2021 du Comté est de nouveau fabriqué avec du lait produit dans le Valromey. Il est ici légitime de parler d’une renaissance conjointe d’un mode d’organisation des éleveurs et d’une production pour ce territoire qui est une terre de lait, de fromages et de coopératives depuis au moins deux siècles et où, tout a failli disparaitre en moins d’une génération, des années 1980 jusqu’au milieu des années 2010.

Une fruitière, des femmes, des hommes, des familles

La fruitière du Valromey, c’est un atelier de fromagerie flambant neuf, construit sur la commune d’Arvière-en-Valromey, conçu pour transformer jusqu’à 8 millions de litres de lait (moyennant quelques aménagements) et habilité pour une production annuelle de 300 tonnes de Comté affinées par la maison Seignemartin de Nantua.

La fruitière c’est avant tout un collectif de 14 fermes et 20 familles localisées dans un bassin de collecte de 25 km de diamètre principalement sur les communes du Valromey (Arvière, Champagne, Haut-Valromey, Lompnieu, Sutrieu et Vieu) et des finages périphériques à Evosges et Injoux-Génissiat. Ces 14 exploitations, dont 4 en agriculture biologique, mettent en valeur environ 2500 ha de terres agricoles composées quasiment aux ¾ de prairies naturelles et temporaires et pour le ¼ restant de cultures, principalement destinées à l’alimentation du bétail (et fournissant accessoirement de la paille pour les litières).

La productivité moyenne des sociétaires de la coopérative de fromagerie d’Arvière est de 2000 litres de lait par hectare et cela place ces producteurs parmi les plus extensifs de la filière Comté. Ici, les exploitations sont, autant que possible, autonomes pour produire du lait. Il est vrai qu’elles ont été soumises à une rude épreuve avant d’avoir le courage et les ressources pour se lancer dans cette aventure collective qu’est la création d’une nouvelle société coopérative agricole de fromagerie alors qu’ils vendaient leur lait à des laiteries industrielles affectées par des débouchés peu rémunérateurs. Dans ces conditions, il convenait de produire du lait et d’en vivre sans être contraint par des dépenses intermédiaires onéreuses (fourrages, aliments complémentaires…) et par conséquent il n’était possible de composer qu’avec les ressources du milieu, du terroir local, d’où cette production laitière peu intense lorsqu’on la rapporte à la surface agricole.

Un val entre les Monts du Bugey et le massif du Grand Colombier

Comme le sous-entend sa dénomination, le Valromey est un val, large d’une douzaine de kilomètres et s’étirant du nord vers le sud sur une trentaine de kilomètres. Il forme un plan incliné, ses altitudes sont autour des 800 m au nord pour atteindre 500 m au sud. Ce val dit en auge est assez plat, mais sa surface est animée par de nombreux vallonnements aménagés par un grand nombre de ruisseaux qui assurent l’écoulement des eaux.

En termes géologiques, ce val est constitué de calcaires récents, (enfin, tout est relatif, ils se sont formés il y a plus de 100 millions d’années, mais ce sont tout de même les plus jeunes du Jura) datant du début de Crétacé (Hauterivien, Barrémien et Aptien). Toutefois, ces matériaux sont peu visibles car ils sont recouverts par des dépôts quaternaires d’origine glaciaire.

Trois cours d’eau principaux drainent le Valromey : le Seran (venant du plateau de Retord), l’Arvière (elle prend sa source au pied de l’Hergues, sommet voisin du Grand Colombier) et le Groin. Ils quittent le Valromey par un puissant escarpement d’une hauteur de 150m pour rejoindre la plaine du Rhône au sud de Culoz après avoir alimenté la vaste zone humide du marais de Lavours. Ces cours d’eau participent d’un karst masqué par les dépôts glaciaires de surface. L’ensemble s’inscrit dans un bassin karstique très vaste englobant le plateau de Retord. Dans le Valromey, le karst donne à voir différentes curiosités naturelles telles que les gorges de Thurignin et la cascade de Cerveyrieu pour le Seran, la source vauclusienne du Groin ainsi que le cours de l’Arvière et ses affluents classés en espace naturel sensible depuis 2015.

Les limites du Valromey sont nettes. A l’est, se trouve le massif du Grand Colombier et ses prolongements. Culminant à 1525m, il marque la limite sud de la haute-chaine de Jura. Ses versants sont boisés. En altitude se trouvent des pâturages d’estives qui accueillent des génisses laitières et des bovins de race bouchère. Ces troupeaux ne sont pas forcément originaires du Valromey. Au nord, au-delà du col de Richemond, un vaste plan horizontal situé entre 1100 et 1200m d’altitude s’organise. Il s’agit du plateau de Retord. Il n’a de plateau que sa forme, il s’agit en fait de trois voutes anticlinales érodées. Le contact avec le Valromey s’opère par un escarpement boisé d’une ampleur d’environ 300m de dénivelé. A l’ouest, l’horizon est marqué la ligne de crête formée par les sommets de l’anticlinal dit de Cormaranche-les-Moussières et son sommet, le Mont Planachat, culminant à 1234m.

Un paysage de prés, de haies, de bosquets et de petits villages

La dépression du Valromey présente un paysage aux ambiances subtiles. L’impression dominante est bien son appartenance à l’entité jurassienne mais des influences rhodaniennes et savoyardes sont perceptibles, il est vrai que ces lieux sont voisins. Cela se lit dans les constructions anciennes des villages. Toutes les fermes sont construites en pierre et couvertes de tuiles mécaniques rouges. Mais, en de multiples endroits on leur préfère l’ardoise grise ou de l’acier d’usage courant chez les voisins des Savoie.

Les finages se composent d’un agencement de prairies et de labours. Ces derniers ne sont jamais dominants et se cantonnent au quart de la surface agricole. Les haies et les bosquets sont abondants et établissent des écrans végétaux qui limitent les profondeurs de vues paysagères. Cependant, elles forment de véritables brise-vents. Elles sont plus rares dans les environs du hameau de Chemilieu (commune de Champagne-en-Valromey) mais cela ne résulte en aucun cas de leur destruction, il en était déjà ainsi dans les années 1950. Deux grandes évolutions animent la transformation des paysages du Valromey depuis cette époque. D’une part, le morcellement des parcelles se réduit. On retrouve ici l’action conjointe du remembrement et la diminution du nombre d’exploitations agricoles. D’autre part la masse ligneuse des haies se développe. Il en est de même pour les bosquets et les forêts des bas versants se densifient et prennent la place de prés pentus ou peu commodes à exploiter (enclavement, faible potentiel agronomique). L’urbanisation progresse modérément. Elle est contenue et s’opère surtout en plaine, à l’approche du Rhône.

Des fromages et des fruitières dans le Valromey, une antériorité historique

La dernière fruitière du Valromey, à Ruffieu, avait cessé son activité en 1991 et il aura fallu trente années pour qu’une nouvelle voit le jour. N’y aurait-il pas eu une rupture des usages que l’on dit « locaux, loyaux et constants » pour définir les terroirs des appellations d’origine protégées ? Loin s’en faut. Un retour sur l’histoire des deux derniers siècles rend compte du solide enracinement de la production fromagère en ces lieux. Deux sources documentaires fournissent de très précieuses indications :

  • La première est une monographie du canton de Champagne-en-Valromey, rédigée par Joseph Corcelle, publiée en janvier 1888 par la Société de Géographie de l’Ain. L’auteur s’exprime comme suit « La principale richesse du pays (le Valromey) vient de la fabrication de fromages façon gruyère. Dans chaque commune, une ou plusieurs associations possèdent une usine ou « fruitière » pour la fabrication des fromages. En 1885, vingt-huit de ces associations fromagères fonctionnent, donnant pour l’année, 300 000 kilos de « gruyère ». C’est l’industrie la plus prospère du Valromey et la plus rémunératrice ». Il convient par ailleurs d’ajouter qu’en 1883, compte tenu de l’importance des fromageries, le Département de l’Ain finança la création d’une école de fromagerie à Ruffieu, au sein du Valromey.
  • La deuxième est une analyse remarquable de « La vie rurale en Valromey » d’Abel Chatelain publiée en 1936 dans « Les Etudes Rhodaniennes ». L’auteur atteste que les fruitières se sont établies à partir de 1820 sous l’effet de la venue de fromagers suisses au Grand Abergement et à Lompnès. Auparavant, les productions fromagères étaient individuelles, fermières, et consistaient à élaborer des fromages persillés, des bleus. Il mentionne qu’en 1936 cela se pratiquait encore dans les fermes isolées du Retord et du Valromey. Dans les années trente, le Valromey compte une vingtaine de fruitières. Cependant, et cela est extrêmement important, l’auteur indique que dans leur grande majorité il s’agit de fruitières en gestion indirecte, c’est-à-dire que la société des producteurs possède les locaux et le matériel de fromagerie mais que le fromager est indépendant, il est acheteur du lait et non salarié de la coopérative. Nous retrouvons ici l’influence suisse et savoyarde où cette pratique était et est toujours très répandue. Le Valromey est ainsi un carrefour où se mêlent les influences rhodaniennes, savoyardes, helvétiques et jurassiennes comme en témoigne, à l’époque, la composition raciale des cheptels faits de vaches Montbéliardes, d’Abondances, de Gessiennes (Simmentals) et même de Brunes. Il estime que les vaches produisent 2000 litres par lactation, soit environ 10 millions de litres à l’échelle du Valromey, presque exclusivement transformés en gruyères. Ces fromages sont essentiellement destinés aux usines de crèmes de gruyère de Seyssel, Lons-le-Saunier et Dole et les meules pèsent souvent 60 kg. Il y a là une pratique normale pour l’époque, la fonte était un débouché apprécié et rémunérateur. Les prix des fromages sont indexés sur la valeur publiée par « le bulletin mensuel de renseignement du syndicat des fruitières de Nantua », valeur construite par la moyenne des six meilleures ventes du mois. Cet indice local est en quelque sorte l’un des ancêtres de l’actuelle MPN. Enfin, le lactosérum des fruitières est employé pour nourrir les porcs dont il estime la population à plus de 2000 bêtes et mentionne que des fruitières possèdent des porcheries d’une centaine de cochons, la plus grosse en ayant même 300.

Bien que solidement installée dans le Valromey, le modèle des fruitières va se trouver en contradiction avec les exigences exprimées par le développement voulu de l’industrie laitière des années soixante aux années quatre-vingt. La réfrigération du lait à la ferme dans des tanks de garde et la mise en place de tournées de collecte rompt la nécessaire proximité géographique qui fondait la présence des fruitières avec un apport biquotidien du lait à la fromagerie par les producteurs. De plus, les acheteurs de lait se concentrent et les coopératives villageoises se dissolvent pour s’associer à des coopératives de la plaine ou tout simplement laisser le libre choix des producteurs pour rejoindre des laiteries de la région. Ainsi, les fruitières finissent par s’éteindre dans le Valromey au début des année quatre-vingt-dix. La renaissance qui vient de s’y produire est le fruit conjugué de l’action congruente de plusieurs facteurs. Tout d’abord, l’intégration d’une laiterie privée dans un groupe coopératif de l’ouest de la France sème le doute parmi des producteurs du Valromey qui voient se distendre leur lien de proximité avec la fromagerie. Ensuite, la rigueur du cahier des charges du Comté et la gestion de la filière fondée sur un partage équitable de la valeur ajoutée rassurent et séduisent. Enfin, la solidité du collectif qui se constitue permet de franchir le pas et de renouer avec le modèle fromager des fruitières qui a fait, par le passé, la renommée du Valromey.

L’épopée des fruitières du Valromey débouche sur un épilogue heureux. Il ne doit rien au hasard, il est le fruit conjoint d’une culture locale, d’un collectif d’éleveur, d’une filière solidaire et de conditions propices du milieu naturel. Il n’est autre que l’expression d’un terroir qui a su activer les ressources sociales, agronomiques et techniques disponibles.

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